« Habiter l’ancien » et « renouveler la ville », ces deux injonctions forment un couple d’opposition qui introduit l’interface parfois difficile entre objectifs de renouvellement urbain et volonté de conservation et de revalorisation de l’habitat social ancien. Le NPRU (nouveau programme de renouvellement urbain) du quartier des Fourches-Charcot Spanel à Cherbourg-en-Cotentin (50), met en lumière la fabrication d’un projet de renouvellement urbain qui sous l’impulsion de l’UDAP 50 a su repositionner la question patrimoniale et la valorisation de l’habitat social ancien comme moteur de renouvellement urbain.
Un quartier ancien et patrimonial « hors norme »
Le QPV Fourches-Chacot-Spanel, est un Quartier Prioritaire de la politique de la Ville à taille humaine situé à l’ouest du centre historique de Cherbourg. Il a pris naissance en 1919, le long de la rue Pierre de Coubertin, au chevet de l’ancien hôpital maritime sur des terrains situés à flanc de coteau et libérés des servitudes militaires. Il constitue l’un des premiers quartiers d’habitat social du territoire. Ce morceau de ville se trouve aujourd’hui parfaitement intégré à la ville. Il s’inscrit dans un tissu historique de faubourg et profite d’une situation géographique exceptionnelle en balcon sur la mer. Ce quartier sédimenté fait figure de patchwork constitué de nombreux équipements et d’une grande diversité de logements (maisons de ville, barre de logements collectifs, pavillons) sociaux mais également privés. Sur le plan urbain, le quartier bénéficie d’un fort potentiel d’attractivité même s’il présente des besoins certains de revalorisation, eu égard à son ancienneté et à certaines problématiques sociales.
Il accueille en son sein, deux ensembles immobiliers anciens qui présentent un intérêt historique et architectural majeur. Les vingt maisons de la rue du Dr Carré et les huit maisons de la rue de la Polle ont été respectivement construites en 1925 et 1950 par l’architecte René Levesque et la Société Cherbourgeoise des Habitations Bon Marché pour loger les ouvriers de l’Arsenal ou de l’Hôpital Maritime. Ces deux ensembles de logement présentent des caractéristiques remarquables, tant du point de vue de leur inscription dans le quartier, que de leurs typologies ou de leur matérialité élégante faite de béton, de brique, de schiste, le tout décoré de modénature de céramique peinte. Ils représentent, aux cotés de l’ancien hôpital maritime et de l’église Sainte Marie-Madeleine Postel, un élément de mémoire ouvrière et d’identité majeure du quartier. Ces maisons jouent un rôle aujourd’hui « très social » et souffrent d’une vacance et d’un état de dégradation avancé lié notamment à leur défaut d’entretien.Entre 2015 et 2020, les travaux relatifs au projet NPRU ont été le théâtre de nombreuses discussions sur le devenir de ces deux ensembles immobiliers patrimoniaux.
Le « patrimoine invisible » des politiques de renouvellement urbain
En 2015, le quartier a été identifié comme porteur d’un « fort enjeu de valorisation et de repeuplement de la ville-centre », au titre du Schéma Directeur de Renouvellement Urbain établi en 2015 par la Communauté Urbaine de Cherbourg. Le QPV est retenu en tant que Quartier d’Intérêt Régional au titre du NPNRU (nouveau programme national de renouvellement urbain) et peut donc à ce titre bénéficier d’un soutien financier en vue de son « renouvellement ».
Cette démarche soutenue par l’ANRU (l’Agence nationale pour la rénovation urbaine) repose sur un précepte qui n’a pas changé depuis les premiers PRU : celui de la diversification de l’offre immobilière, au moyen d’un mécanisme de remplacement d’une offre d’habitat social, jugée obsolète et trop monolithique, par des produits neufs d’une autre nature et destinés à une population réputée plus aisée. La diversification est ainsi présentée comme le principe actif permettant de produire de la mixité sociale dans un quartier statistiquement défavorisé. Il s’agit de proposer des produits dont le rapport qualité/prix favorise le secteur par rapport aux autres secteurs du marché de référence de l’agglomération et ce, en agissant sur deux variables : les prix (qui doivent être « maîtrisés ») et les prestations qui doivent être « distinctives » (balcons/terrasses, espaces privatifs/jardinets, vues, surfaces…). Cette mécanique de diversification se traduit en priorité par l’incitation à une politique de démolition et de remplacement immobilier. Il en résulte « une mise sous tension du local » et une prime à la démolition pour l’obtention des financements.
Les modes de financements proposés ne permettent pas de financer et donc d’encourager des interventions lourdes en matière de réhabilitation des logements locatifs sociaux. La question de l’intérêt patrimonial du parc social ancien n’est pas considérée car la priorité nationale est ailleurs. Le mot patrimoine, au sens où nous l’entendons ici, ne figure pas une seule fois dans les documents cadres et le règlement financier du NPNRU. C’est dans ce cadre que la problématique du devenir des maisons ouvrières de la rue du Dr Carré et de la Polle doit être posée. L’ancienneté et la vacance des maisons, leur caractère très social, et le besoin supposé de travaux lourds ont rapidement fait de cet ensemble immobilier une sorte de « coupable idéal ».
Plus globalement, il nous semble important de souligner que les objectifs, la rhétorique et le mode de financement des NPRU nous semblent induire une sorte de biais cognitif qui fait de l’idée de conservation du patrimoine et de réhabilitation de l’habitat social ancien une notion invisible des politiques de renouvellement urbain.
Un changement de regard : le patrimoine comme moteur de diversification sociale et de renouvellement urbain
2015 - 2020 : un long et difficile processus de prise de conscience
En 2015, dans le cadre de l’étude qui nous a été confiée sur le quartier Fourches-Charcot Spanel, nous avons mis en place une stratégie d’intervention à double détente qui a permis, d’une part, de stabiliser des orientations urbaines et, d’autre part, d’ouvrir un espace de discussion sur la stratégie de diversification immobilière à mettre en place.
En premier lieu, nous avons mis en place des orientations urbaines structurantes qui constituent les figures organisatrices essentielles de l’évolution du quartier. Ces orientations répondaient au travail de concertation mené avec les habitants du quartier et reposaient sur : d’une part, la création d’un nouveau lien Nord-Sud qui permet de composer avec la topographie du quartier et d’assurer un lien direct entre le parc René Lebas, l’église Sainte Marie-Madeleine Postel et le plateau des Fourches ; d’autre part, la création d’un nouveau lien Est-Ouest qui offre de nouveaux parcours aux habitants vers les équipements et le nouveau square créés au cœur du quartier.
Sur la base de cette armature urbaine, nous avons défini des scénarios de démolition et de programmation habitat pour tenter d’accorder les partenaires sur le bon niveau de démolition et sur les possibilités de remplacement qui en découlait au regard du marché local. Ce travail a été conduit pendant près de deux ans et s’est appuyé sur une approche multicritère (vacance locative observée, performance thermique, besoins de travaux estimés, typologies et surfaces des logements…).
En 2018, malgré les avis exprimés par l’UDAP 50, la démolition des maisons de la rue du Dr Carré et de la rue de la Polle a été arbitrée en comité de pilotage par l’ensemble des partenaires faisant valoir la nécessité d’envisager un « projet urbain ambitieux » et lui opposant « un projet de réhabilitation peu soutenable financièrement ».
En 2019, l’UDAP 50 a une nouvelle fois exprimé sa position, appuyée d’un avis en CRPA (commission régionale du patrimoine et de l’architecture). La lecture des courriers adressés par l’UDAP 50 au préfet traduit une certaine évolution de l’argumentaire passant d’un registre « architectural et défensif » à un registre plus « urbain et tourné vers le projet ». Il est important de noter que les maisons se situent dans le périmètre de 500 m autour de l’abbaye du Vœu.
Cet avis rappelle le caractère emblématique de cet habitat ouvrier du début du siècle. Il souligne son potentiel architectural et l’absence de désordres majeurs en évoquant la nécessité de s’ouvrir à des démarches innovantes en matière de réhabilitation de l’habitat ancien.
En 2020, cette prise de position a finalement trouvé un écho favorable auprès du préfet, des services de l’État (financeurs du NPRU), de la nouvelle équipe municipale en formation et de la SA HLM du Cotentin.
Un potentiel de diversification immobilière et sociale
Ces maisons anciennes, jugées jusqu’alors inadaptées et obsolètes, devaient être appréhendées autrement que par le simple prisme du coût « exorbitant » de leur réhabilitation au regard du cadre financier proposé par le NPRU. Il s’agissait à présent d’en saisir la valeur et le potentiel, de les remettre en récit et seulement ensuite de se poser les questions prosaïques du véhicule opérationnel et des moyens financiers à mobiliser. Ces logements sont individuels, traversants et avec jardins, les surfaces et les volumes développés sont généreux, l’organisation structurelle rend tout à fait possible un repositionnement typologique pour du logement familial aujourd’hui majoritairement produit dans le péri-urbain. Il faut souligner ici que le territoire connaît depuis plusieurs décennies un faible dynamisme démographique. Les chiffres de la construction neuve y sont très bas et largement dominés par une offre en maisons individuelles dans le péri-urbain. Ce projet était l’occasion de recentrer le marché sur les enjeux de valorisation du « cœur de ville ». Il fallait proposer un récit qui sublime leur identité. Ces maisons devaient apparaître comme pouvant aisément rivaliser avec les maisons de ville qui, sur le marché de l’ancien, s’acquièrent à des prix tout à fait honorables dans les rues de faubourg des alentours.
Au regard de l’ampleur des travaux à mener, des contraintes du marché, les attendus et outils financiers du NPRU ont été adaptés. Les services de l’État ont accepté l’idée de mobiliser des crédits de « démolition de logements locatifs sociaux » pour accompagner la démolition intérieure et les besoins d’adaptation structurelle. Dans ce cas, les crédits de démolition n’ont pas vocation à libérer du foncier mais à potentialiser de la surface de plancher. En second lieu, les services de l’État ont accepté l’idée d’un nouveau conventionnement social « haut de gamme » (PLS) qui permette de cibler une population plus aisée et, pour la SA HLM du Cotentin, de monter ce programme comme une opération neuve et de la financer comme telle. D’un point de vue environnemental, la réhabilitation présente un intérêt carbone majeur au regard de la démolition. Ce changement de doctrine permet d’intégrer la « fonction dommage » dans les choix d’investissement public.
Un potentiel de renouvellement et de couture urbaine
Sur le plan urbain, la matrice urbaine a été ajustée pour faire place à ce patrimoine redevenu structurant. La conservation de ces maisons a été pour nous l’occasion d’un dessin affiné du projet et d’un travail plus subtil de couture urbaine. Elle a ouvert à un changement d’attitude, nous confortant dans une certaine retenue quant au niveau d’impact du projet sur le quartier… sans pour autant perdre l’essence de certaines transformations nécessaires. - Le lien Nord-Sud a été ajusté pour permettre de valoriser les fonds de parcelle des maisons de la rue du Dr Carré en vue d’y construire, en respectant une distance de politesse, des maisons neuves du même gabarit. Le neuf et l’ancien font ainsi œuvre commune au sein d’un îlot parfaitement redessiné, proposant une façade résidentielle nouvelle sur le cœur du quartier. - Le lien Est-Ouest a été maintenu et redimensionné pour permettre de mettre en place une agrafe paysagère plus généreuse qui amplifie le square proposé. La démolition de quatre maisons de la rue du Dr Carré s’est avérée nécessaire et a été rapidement acceptée par l’UDAP 50 dès lors qu’elle ne venait pas rompre l’ordonnancement général de la cité ouvrière. - La rue la Polle, située à mi-pente a été valorisée dans son identité résidentielle d’origine. La conservation des maisons en bande de la rue de la Polle a clairement donné le « La » de la volumétrie générale de la rue et a permis de réduire la densité du projet. Dans cet esprit, il nous a été possible de proposer une architecture de contact qui vient compléter la collection de maisons de ville et de pavillons déjà présents sur la rue.Conclusion
Le NPNRU est un formidable moteur d’évolution de la ville et répond à un besoin essentiel d’intervention publique sur les quartiers en difficulté. Néanmoins, ce récit de projet nous interroge sur le sens et la mise en application des politiques de renouvellement urbain. Il ouvre quelques pistes de réflexion pour que ces dernières ne soient pas des politiques d’effacement de l’urbanité et du patrimoine et que « habiter l’ancien » devienne à la fois objet et sujet d’un renouvellement urbain durable. Il nous met en alerte sur la nécessité de sensibiliser et promouvoir le patrimoine dans une dynamique de projet, et non dans une optique défensive, et sur l’opportunité d’en faire ainsi un élément distinctif de l’identité des quartiers en renouvellement. Enfin, espérons qu’il fasse jurisprudence et qu’il ouvre la possibilité d’introduire une forme de droit à l’expérimentation et la création de nouveaux outils de financement en matière de réhabilitation de l’habitat social ancien au sein des projets NPRU.
Bibliographie
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